C'est l'histoire d'une vie de toutes les couleurs. C'est l'histoire d'un amour de douleur. C'est le temps de quelques joies et bonheur. C'est le temps de quelques hésitations et terreurs.
Il se promène dans les rues de Saint-Michel, comme on marche à la guillotine. Les yeux dans le vague, ne regardant, ni ses pieds, ni la fameuse fontaine à sa droite, rendez vous favori des jeunes parisiens et des étudiants. Elle est pourtant belle cette fontaine conçue en 1860, représentant Saint-Michel terrassant le démon. Un arc de triomphe entouré de chimères ailées encadre cette scène rappelant la victoire du bien sur le mal. Elle est marquée par des colonnes corinthiennes en marbre rouge et par quatre statues de bronze représentant les vertus cardinales . C’est un peu sa mascotte cette fontaine, lui, un ange gardant une lumière au fond de son cœur malgré les attaques incessantes de ses démons.
Tout à ses pensées moroses. Il devrait pourtant être heureux, l'année vient de se terminer. Il a réussi ses examens et dans quelques mois, il deviendra interne en médecine. Pourtant, sa vie lui semble un affreux gâchis. Malgré lui, il se sent trop éprouvé pour être heureux, il n'a que 25 ans, mais il se voit déjà aigri et brisé par la vie.
Il traîne les pieds sur les vieux pavés de Paris, à la manière des forçats qui traînaient leurs chaînes quelques siècles plutôt, en ce lieu. Le bruit lancinant de ce frottement remonte à sa mémoire, un souvenir.
La ceinture de son père, glissa des passants de son jean, un chuintement annonçant l'horreur et la douleur.
Il a 14 ans. Il est rentré trop tard du collège. Il discute avec ses amis, de la coupe du monde de football. Les pronostics pour l'équipe de France sont bons alors. Il rêve avec eux d'être le futur Zidane, de dribler comme un pro, d'arrêter les buts à la manière de Barthez. Sébastien, surtout. Son pote de toujours. Toujours là dans les mauvais coups comme dans les bons, avec son humour déjà noir à l'époque. Il est l'un des meilleurs dans son équipe, déjà repéré par des pros. Mais lui, l'ami de Sébastien, rêve aussi d'un grand avenir, sans vraiment d'espoir. Il ne croit pas que l'on puisse sortir de la misère où il est. Enfant trop vite grandi et déjà aigri. Alors quand il peut traîner avec ses potes, retardé le moment où il franchira la porte à la peinture bleue caillée, à la cage d'escalier à l'odeur d'urine, il le fait.
Ce soir-là, il a un léger sourire aux lèvres, Seb a toujours le bon mot pour dérider les gens, ses cabrioles imitant un grand joueur de foot, les a tous fait rire. Il voit encore son ami s'incliner devant le public imaginaire du Stade de France, après un but particulièrement difficile.
Il pousse la vieille porte sans même y prendre garde. Derrière ce trouve son père, un verre de Whisky à la main, qui l'apostrophe :
"Tony, où étais tu passé?"
Le gamin ouvre la bouche, n'a même pas le temps de répondre, de lui dire que pour une fois il se sent bien, peut-être même presque heureux. Il a juste le temps d’enfermer cette émotion dans une boîte qu’il pourra observer à loisirs par la suite.
Son père se lance dans sa diatribe très personnelle:
"Encore à traîner avec ces voyous! Mais que vas-tu donc devenir? Crois tu que c'est ainsi que l'on se fabrique un nom? En préparant des mauvais coups, en rêvassant à un avenir impossible. Mais prends donc exemple sur moi! La plomberie voilà ce qui fonctionne, tu entres dans toutes les maisons, même celles du XVI ème! Bah ouais faut bien que quelqu'un nettoie leur merde!Mais au moins t'as ton blé à chaque fin de mois et de quoi nourrir ta gonzesse et les rejetons. Comment vas-tu comprendre que c'est pas en restant le nez collé à tes bouquins que tu auras un vrai métier? Tu crois que c'est de savoir ton anatomie par cœur et quelle fleur les abeilles préfèrent bouffer que tu vas gagner des tunes? »
Tony ose entrouvrir ses lèvres, prépare sa réponse et murmure d'une voix craintive et rapide:
"Mais papa, je veux un vrai métier, moi!"
C'est la phrase de trop, le Père éructe:
"Un vrai métier?? Un vrai métier? Et c'est quoi ce que je fou toute la putain de journée ? Tu te crois si malin que tu sais mieux que ton père? T'as pas bien compris encore je crois."
Là, l'enfant voit avec horreur, son père détacher son ceinturon, ses grosses mains de travailleur, craquelées par endroit à force de connaître l'humidité. Ses mains d'ours qui s'abattent parfois comme des battoirs sur lui. Il le voit retirer lentement la ceinture de son vieux jean devenu gris à force d'usure, l'attraper par le ceinturon, et s'approcher.
"Enlève-moi ce pull que je te montre qui sait ce qu'il faut pour toi, dans cette baraque!"
Tony, qui se croyait tétanisé, enlève lentement son pull, retirant sa manche gauche, se préparant autant que possible aux coups. Son père l'attrape alors violement par le col, l'étranglant à demi.
"Crois pas qu'en prenant ton temps, t'échapperas à ta punition, y'a qu'ça qu'tu comprennes"
Le pull disparaît, laissant une trace violette sur le cou de Tony. Ce dernier à quatre pattes, toussant encore de la pression sur sa gorge, reçoit les premiers coups de ceinturon. Il retient ses cris. Il sait que plus il criera, plus il en recevra. Il ferme ses paupières fort, fort, fort pour ne pas pleurer, pour ne rien montrer. Puis, il se dit que cela va bientôt finir quand il entend confusément, sa mère crier:
"Jean! Arrêtes!...Putain tu vas finir par tuer ce gosse!"
Il sent un dernier coup, sont père se retourner vers l'importune et il s'évanoui.
Anthony secoue la tête. Il ne veut pas s'en rappeler d'avantage. C'est déjà trop. Pourquoi faut-il que ces souvenirs lui reviennent toujours aux moments les plus inattendus. Mais celui-là, il le connaît bien, les événements qui se sont enchaînés, ont bouleversé sa vie et il ne peut l'oublier. Ses jambes tremblent. Il préfère s'asseoir sur le bord de la fontaine. Souffle, respire comme il l'a appris bien plus tard. Une inspiration profonde par le nez, pour faire descendre l'air dans son ventre, gonflant sa cage thoracique, puis ses clavicules. lentement, au rythme de l'air doux et apaisant. Puis une expiration par la bouche, dégonflant son ventre, ses poumons et enfin, le haut de sa poitrine. Il répète cet exercice pendant plusieurs minutes, sentant ses muscles se décontracter, par ceux de son visage, de son cou, de ses épaules, de ses bras et, comme souvent le reste du corps suit.
Il ouvre les yeux. Les gens le regardent mais cela lui importe peu. Quand il fait cet exercice, il est déconnecté de la réalité et met quelques temps à retrouver ses repères. Mais au moins, il est plus détendu, pas vraiment serein, mais c'est toujours un peu de gagner. Il examine son reflet dans l'eau de la fontaine, des cheveux noirs, bouclés sur le haut de son crâne, les cotés plus court et coiffés en arrière, des yeux verts qui lui ont valu moqueries et admiration. "Yeux verts, yeux de vipères!!" Disaient les camarades. Il observe sa peau d'un brun clair et mat, dû au métissage parental. Cela le rassure de se regarder. Il se reconnaît, lui, Anthony Duprès, 25 ans. Cette image physique c’est son identité peut-être même la seule, parce que sans cesse il cherche celui qui se cache derrière ces yeux sans jamais le trouver.
Un peu mieux dans son corps et dans son cœur, il se lève, s'époussette, tic qui le prend souvent et entreprend de retourner vers sa petite chambre de bonne, miteuse, à l'image de son enfance et de sa vie.